TOME 1:
Je me redresse sur un coude. Il y a suffisamment de lumière dans la chambre à coucher pour que je les voie. Ma petite soeur Prim, pelotonnée contre ma mère, leurs joues collées l'une à l'autre. Dans son sommeil, maman paraît plus jeune, moins usée. [...] Ma mère aussi était très belle, autrefois. À ce qu'on dit.
[...]
Quand j'étais plus petite, je terrorisais ma mère par mes propos sur le district Douze, sur les gens qui dirigent nos vies depuis le Capitole, la lointaine capitale de ce pays, Panem. J'ai fini par comprendre que cela ne nous attirerait que des ennuis. J'ai appris à tenir ma langue, à montrer en permanence un masque d'indifférence afin que personne ne puisse jamais deviner mes pensées. À travailler en silence à l'école. À me limiter aux banalités d'usage sur le marché, à ne discuter affaires qu'à la Plaque, le marché noir d'où je tire l'essentiel de mes revenus. Même à la maison, où je suis moins aimable, j'évite d'aborder les sujets sensibles. Comme la Moisson, la disette ou les Hunger Games les Jeux de la faim.
[...]
(A propos de Gale): Mêmes cheveux bruns et raides, même teint olivâtre et mêmes yeux
gris. Pourtant nous ne sommes pas apparentés, du moins pas directement. La plupart des familles qui travaillent à la mine se ressemblent plus ou moins. C'est pourquoi maman et Prim, avec leurs cheveux blonds et leurs yeux bleus, ont toujours paru déplacées. Elles le sont. Les parents de notre mère appartenaient à cette classe de petits commerçants qui fournit les représentants de l'autorité, les Pacificateurs et quelques clients issus de la Veine. Ils tenaient une pharmacie dans le meilleur quartier du district Douze. Comme personne ou presque n'a les moyens de s'offrir un médecin, ce sont les pharmaciens qui nous soignent. Mon père a connu ma mère parce que, au cours de ses chasses, il ramassait parfois des herbes médicinales, qu'il venait vendre à sa boutique. Elle devait être très amoureuse pour quitter son foyer et venir s'installer dans la Veine. Je m'efforce de m'en souvenir quand je vois la femme qu'elle est devenue, apathique et indifférente, pendant que ses filles mouraient de faim sous ses yeux. Je tente de lui pardonner, au nom de mon père. Mais, en toute franchise, le pardon n'est pas une chose qui me vient facilement.
[...]
Chez moi, je retrouve ma mère et ma soeur fin prêtes. Maman a passé une jolie robe du temps de la pharmacie. Prim porte la tenue de ma première Moisson, une jupe avec un chemisier à jabot. Elle est un peu grande pour elle, maman l'a resserrée avec des épingles. Même ainsi, ma soeur a bien du mal à empêcher le chemisier de pendre dans son dos. Elles m'ont préparé une baignoire d'eau chaude. Je me débarrasse de la terre et de la sueur amassée dans les bois, je me lave même les cheveux. À ma grande surprise, maman a sorti une de ses robes à mon intention. Très jolie, bleue, avec des chaussures assorties.
— Tu es sûre ? Je lui demande. J’essaie de ne plus rejeter systématiquement son aide. À Une époque, j'étais si en colère que je ne voulais rien accepter d'elle. Cette fois, il s'agit de quelque chose de spécial. Ses habits d'autrefois sont précieux pour elle.
— Oui. On va aussi s'occuper de tes cheveux, dit-elle. Je la laisse me sécher les cheveux et les remonter en tresses sur ma tête. Je me reconnais à peine dans le miroir fendu appuyé contre le mur.
[...]
C'était durant la pire période. Mon père était mort trois mois plus tôt dans ce coup
de grisou, au cours du mois de janvier le plus froid qu'on ait jamais connu. [...] Le district nous avait remis une petite somme d'argent à titre de compensation, de quoi couvrir le mois de deuil à l'issue duquel on attendait de notre mère qu'elle reprenne un travail. Sauf qu'elle n'en a rien fait. Elle n'a rien fait du tout) sinon rester assise sur une chaise ou, le plus souvent, pelotonnée dans son lit sous les couvertures, le regard perdu dans le vague. De temps en temps elle remuait, se redressait brusquement, puis retombait dans la prostration. Les supplications de Prim semblaient la laisser indifférente. J'étais terrifiée. Aujourd'hui, je suppose que ma mère était en quelque sorte prisonnière de sa tristesse, mais, sur le moment, je voyais seulement que je ne pouvais plus compter sur aucun de mes deux parents. À onze ans, alors que Prim n'en avait que sept, j'ai pris notre famille en charge. Je n'avais pas le choix. J'achetais à manger au marché, je préparais nos repas du mieux que je pouvais, tout en veillant à ce que Prim et moi restions présentables. Car, si on avait su que notre mère n'était plus en état de s’occuper de nous, le district lui aurait retiré notre garde et nous aurait confiées au foyer communal. J'avais grandi au contact de tels enfants, à l'école. Leur tristesse, les marques de coups sur leur visage, le désespoir qui leur voûtait les épaules. Pas question qu'une chose pareille arrive à Prim. La gentille petite Prim qui fondait en larmes dès qu'elle me voyait pleurer, sans même en connaître la raison, qui brossait les cheveux de notre mère avant notre départ pour l'école, qui continuait à nettoyer tous les soirs le miroir devant lequel se rasait notre père, parce qu'il avait horreur de cette poussière de charbon qui se déposait partout dans la Veine. Le foyer communal l'aurait broyée comme un rien. Alors, je gardais le secret sur nos soucis.
L'argent a fini par s'épuiser, et nous avons commencé à dépérir. Il n'y a pas d'autre mot. Je n'arrêtais pas de me dire que si je pouvais tenir jusqu'en mai, jusqu'au 8 mai, j'aurais douze ans, je pourrais signer pour les tesserae et obtenir ce blé et cette huile tant convoités. Mais il restait encore plusieurs semaines. Nous serions peut-être mortes toutes les trois d'ici là. Mourir de faim n'a rien de rare, dans le district Douze. Qui n'en a jamais vu les victimes ? Des vieux trop faibles pour travailler. Des enfants d'une famille comptant trop de bouches à nourrir. Des gens devenus invalides dans la mine. Qui se traînent dans la rue. Et qu'on retrouve un beau jour affalés contre un mur, ou étendus dans le Pré, à moins que l'on n'entende juste sangloter dans une maison. On appelle alors les Pacificateurs pour enlever le corps. La faim n'est jamais la cause officielle du décès. C'est toujours la grippe, le froid, la pneumonie. Mais cela ne trompe personne. L'après-midi de ma rencontre avec Peeta Mellark, une pluie glaciale tombait à verse. J'étais sortie vendre de vieux vêtements de bébé de Prim sur le marché, mais sans trouver preneur. Et même si
j'avais déjà accompagné mon père plusieurs fois à la Plaque, j'avais bien trop peur pour me rendre seule dans cet endroit lugubre. La pluie avait détrempé la veste de chasse de mon père, et j'étais glacée jusqu'aux os. Depuis trois jours, nous n'avalions plus que de l'eau chaude avec quelques vieilles feuilles de menthe que j'avais trouvées au fond d'un placard. À la fermeture du marché, je tremblais si fort que j'en ai lâché mes vêtements de bébé dans une flaque de boue. Je ne les ai pas ramassés. Je craignais de trébucher et d'être incapable de me relever. De toute façon, personne n'en voulait, de ces habits. Je ne pouvais pas retourner à la maison. Parce qu'à la maison m'attendaient ma mère avec ses yeux éteints, ma petite soeur avec ses joues creuses et ses lèvres gercées. Dans une pièce enfumée, à cause du bois humide que je ramassais à la lisière de la forêt depuis que nous étions à court de charbon. Je ne pouvais pas rentrer les mains vides.
Je me suis retrouvée à patauger dans une ruelle boueuse, derrière les boutiques destinées à la frange aisée de la population. Les marchands vivaient audessus de leur commerce, De sorte que je me tenais pour ainsi dire dans leur arrière-boutique. Je me souviens des jardins en friche, d'une chèvre ou deux dans un enclos, d'un chien trempé de pluie attaché à un piquet, couché dans la boue comme une âme en peine. Le vol est strictement interdit dans le district Douze. Passible de la peine de mort. Mais l'idée m'est venue que Cette loi ne s'appliquait pas au contenu des poubelles, dans laquelles je trouverais peut-être quelque chose. Un os derrière la boucherie, des légumes pourris derrière l'épicerie, Des restes que seule ma famille serait suffisamment désespérée pour manger. Malheureusement, le ramassage des Ordures venait d'avoir lieu. Au niveau de la boulangerie flottait une odeur de pain frais, si forte que j'en ai eu le vertige. Les fours donnaient derrière, et une lumière dorée s'échappait de la porte ouverte de la cuisine. Je suis restée là, fascinée par la chaleur c i l'arôme capiteux, jusqu'à ce que la pluie s'en mêle
et Eue ses doigts glacés au creux de mon dos me ramènent à la réalité. J'ai soulevé le couvercle de la poubelle du boulanger : elle était vide - impitoyablement vide. Une voix brutale m'a soudain aboyé dessus, et j'ai relevé la tête pour découvrir la femme du boulanger. Elle me Criait de
déguerpir si je ne voulais pas qu'elle appelle les Pacificateurs, et qu'elle en avait assez de surprendre ces sales gamins de la Veine à fouiller dans ses ordures. Dures paroles, auxquelles je n'avais rien à répondre. Alors que je reposais le couvercle et battais en retraite, je l'ai vu, un jeune garçon aux cheveux blonds qui m'observait dans le dos de sa mère. Je l'avais aperçu à l'école. Il était dans la même classe que moi, mais j'ignorais son nom. Il était toujours fourré avec les enfants de la ville, comment l'aurais-je connu ? Sa mère est retournée à l'intérieur en fulminant, mais il avait dû me voir contourner l'enclos de leur cochon et m'adosser au tronc d'un vieux pommier. J'ai fini par me résigner à l'idée de rentrer bredouille. Mes genoux m'ont trahie, et je me suis laissé glisser au sol le long du tronc. C'en était trop. Je me sentais mal, faible et fatiguée, oh, si fatiguée. « Qu'on appelle donc les Pacificateurs et qu'on nous emmène au foyer communal, ai-je pensé. Ou, mieux encore, que je crève ici même, sous la pluie. » Des bruits sont sortis de la boulangerie. J'ai entendu la femme hurler de plus belle, puis un bruit de coup, et je me suis demandé vaguement ce qui se passait. Des pas ont clapoté vers moi dans la boue, et je me suis dit : « C'est elle. Elle vient me chasser à coups de bâton. » Je me trompais, cependant. C'était le garçon. Il tenait dans les bras deux grosses miches, qui avaient dû tomber dans le feu à en juger par leur croûte noircie.
— Jette-les donc au cochon, crétin ! a hurlé sa mère. À qui veux-tu qu'on vende du pain brûlé ?
Il a arraché quelques morceaux calcinés, qu'il a lancés dans l'enclos. Puis le carillon de la porte d'entrée a tinté, et la mère a disparu pour servir un client. Le garçon ne m'a pas accordé un regard. Moi, en revanche, je l'observais. À cause du pain, à cause de la marque rouge sur sa pommette. Avec quoi l'avait-elle frappé ? Mes parents ne nous avaient jamais battues. C'était inimaginable, pour moi. Le garçon a jeté un coup d'oeil derrière lui, comme pour s'assurer que la voie était libre, puis, se retournant vers le cochon, a lancé l'une des miches dans ma direction. La seconde a suivi aussitôt, après quoi il a regagné la boulangerie en refermant soigneusement la porte de la cuisine derrière lui. J ai fixé les miches avec incrédulité. Elles étaient très bien, parfaites, même, à part la croûte brûlée. Avait-il voulu me les offrir ? Sans doute, parce qu'elles gisaient à mes pieds, tarant qu'on me surprenne, je les ai fourrées sous ma chemise, j'ai refermé les pans de ma veste de chasse et déguerpi promptement. La chaleur des pains me brûlait la peau, pais je les ai serrés encore plus fort, comme on se cramponne à la vie. Le temps que je rentre, les miches avaient un peu refroidi, mais restaient tièdes à l'intérieur. En me voyant les poser sur la table, Prim a tout de suite voulu en prendre un morceau. Je l'ai obligée à s'asseoir, j'ai forcé ma mère à nous rejoindre à table et je nous ai versé du thé chaud. J’ai gratté la croûte noircie puis coupé le pain. Nous avons dévoré une miche entière, tranche après tranche. C'était de l’excellent pain, aux raisins et aux noix. J'ai étendu mes vêtements près du feu, je me suis glissée dans le lit et me suis endormie d'un sommeil sans rêves. C'est seulement le lendemain matin que m'est venue l'idée que le garçon avait pu brûler ses pains exprès. Peut-être qu'il les avait lâchés dans le feu, sachant qu'il serait puni, pour me les donner ensuite. Mais non, c'était forcément un accident. Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Il ne me connais même pas. Malgré tout, le seul fait de me les avoir lancés constituait déjà un sacré cadeau, qui lui vaudrait sûrement une correction sévère si on l'apprenait. Je ne m'expliquais pas son comportement. Nous avons encore mangé du pain au petit déjeuner et sommes parties pour l'école. On aurait dit que le printemps était arrivé en l'espace d'une nuit. L'air était tiède et parfumé, les nuages paraissaient floconneux. À l'école, j'ai croisé le garçon dans le couloir ; sa joue avait enflé, et il avait un oeil au beurre noir. Il se trouvait en compagnie de ses amis et n'a pas semblé me remarquer. Mais, en passant chercher Prim pour rentrer chez nous, cet après-midi-là, je l'ai vu qui m'observait de l'autre côté de la cour. Nous nous sommes regardés une seconde, puis il a tourné la tête. J'ai baissé les yeux, gênée, et là, j'ai vu le premier pissenlit de l'année. J'ai eu un déclic. J'ai repensé aux heures passées dans les bois avec mon père, et j'ai su comment nous allions nous en sortir.
[...]
Ma soeur et ma mère sont les premières à entrer. Je tends les bras à Prim, et elle grimpe sur mes genoux, les bras autour de mon cou, la tête contre mon épaule, comme quand elle était encore gamine. Ma mère s'assied à côté et nous entoure de ses bras. Pendant de longues minutes, personne ne dit rien. Ensuite, je commence à leur énumérer tout ce qu'elles vont devoir faire, vu que je ne serais plus la pour m'en charger. Prim ne doit pas prendre de tesserae. Si elles font attention, elles s'en sortiront en vendant le lait et le fromage de chèvre de Prim, et grâce au petit commerce pharmaceutique que tient ma mère pour les habitants de la Veine. Gale lui trouvera les herbes qui ne poussent pas dans son jardin, mais il lui faudra se montrer très précise en les lui décrivant, il ne les connaît pas aussi bien que moi. Il leur apportera également du gibier - lui et moi avons passé un pacte en ce sens il y a plus d'un an désormais - et ne leur réclamera vraisemblablement rien en échange, mais ce serait bien qu'elles le remercient d'une manière ou d'une autre, par exemple avec du lait ou des remèdes. je ne conseille pas à Prim de se mettre à chasser. J'ai essayé de le lui apprendre une fois ou deux, avec un résultat désastreux. La forêt la terrorise, et lorsque j'abattais une proie, elle se mettait à pleurer, à dire que nous pourrions peut-être la sauver en la ramenant très vite à la maison. Comme elle se débrouille bien avec sa chèvre, je me concentre là-dessus. Après leur avoir donné des instructions concernant le bois de chauffage, le troc, et insisté sur la nécessité de rester à l'école, je me tourne vers ma mère et lui empoigne le bras avec force.
_Écoute-moi. Tu m'écoutes ? (Elle acquiesce, alarmée par l'intensité de mon regard. Elle doit sentir ce qui va suivre.) Pas question de te dérober encore une fois.
Maman baisse les yeux au sol.
— Je sais. Ça n'arrivera pas. C'était malgré moi, je...
—Eh bien, il s'agira d'être plus forte, cette fois-ci. Tu ne peux pas t'effondrer et
laisser Prim livrée à elle-même. Je ne serai plus là pour vous garder en vie
toutes les deux. Peu importe ce qui arrive. Peu importe ce que vous voyez à l'écran. Je veux que tu me promettes de te battre pour vous en sortir !
Je hausse le ton malgré moi. Dans ma voix vibre toute la colère, toute la frayeur que j'ai pu éprouver devant son abandon. Elle dégage son bras et se défend.
—J'étais malade ! J'aurais pu me soigner si j'avais eu les remèdes que je possède aujourd'hui.
Il y a peut-être du vrai, là-dedans. Je l'ai vue, depuis, soigner des gens qui souffraient eux aussi d'une langueur paralysante. C'est peut-être une maladie, mais que nous ne pouvons pas nous permettre.
—Dans ce cas, prends-les. Et veille sur elle ! Dis-je.
—Ne t'en fais pas pour moi, Katniss, m'assure Prim en me prenant le visage entre les mains. Pense plutôt à toi. Tu es rapide et courageuse. Peut-être que tu peux gagner.
Je ne peux pas gagner. Prim le sait sûrement au fond d'elle. La compétition dépasse largement mes capacités. Des enfants issus de districts mieux lotis, où
gagner est un immense honneur, s'entraînent depuis toujours en vue de cet évènement. Des garçons deux ou trois fois plus forts que moi. Des filles qui connaissent vingt manières de tuer avec un couteau. Oh, il y aura aussi des gens comme moi. Des adversaires à éliminer avant que les choses sérieuses ne commencent pour de bon.
—Peut-être, dis-je, parce que je peux difficilement demander à ma mère de s'accrocher si je capitule de mon côté. (Par ailleurs, ce n'est pas dans mes habitudes de m'avouer vaincue sans combattre, même quand la situation paraît insurmontable.) On deviendrait aussi riches qu'Haymitch.
—Je me fiche qu'on soit riches. Je veux juste que tu reviennes. Tu essaieras, hein ? Tu essaieras vraiment ? Insiste Prim.
— Vraiment. Je te le jure, lui dis-je.
Et je sais que, pour Prim, je le ferai.
Puis le Pacificateur apparaît dans l'encadrement de la porte, nous fait signe que le temps imparti est écoulé, et on se serre dans les bras à s'étouffer. Je ne trouve rien d'autre à dire que :
- Je vous aime. Je vous aime toutes les deux. Elles m'en disent autant, puis le Pacificateur les pousse dehors, et la porte se referme sur elles. J'enfouis la tête dans l'un des coussins de velours, comme si cela pouvait bloquer tout le reste.
[...]
Notre mère possédait un livre qu'elle avait rapporté de la pharmacie. Les pages en parchemin jauni étaient couvertes de dessins de plantes tracés à la plume. Une écriture soignée indiquait leurs noms, où les récolter, l'époque de leur floraison, leur usage médicinal. Mon père avait ajouté des notes de sa main. Concernant des plantes comestibles, et non médicinales. Pissenlits, raisin d'Amérique, oignons sauvages, pignons. Prim et moi avons passé le reste de la soirée à parcourir ces pages.
[...]
Ma mère a repris pied peu à peu. Elle s'est mise à nettoyer, à cuisiner, à conserver une partie de la nourriture que je rapportais en prévision de l'hiver. Des gens faisaient du troc avec nous, ou lui
achetaient ses remèdes pharmaceutiques. Un jour, je l'ai entendue chanter. Prim était aux anges, mais je restais vigilante, guettant le moment où notre mère nous abandonnerait de nouveau, je ne lui faisais plus confiance. Et au fond de moi, dans un coin sombre et tourmenté, je la haïssais pour sa faiblesse sa négligence, les mois d'épreuve qu'elle nous avait lu il endurer. Prim lui avait pardonné, mais, pour ma part, je m’étais détachée de ma mère. J'avais érigé un mur entre nous deux, comme pour affirmer que je n'avais plus besoin d’elle, et rien n'a plus jamais été pareil entre elle et moi. Et voilà que je vais mourir sans avoir eu l'occasion de lui parler cela. Je repense à ce que je lui ai crié aujourd'hui, à l'hôtel de justice. Je lui ai quand même dit que je l'aimais. Ça compense, peut-être.
[...]
Ma mère m'a dit un jour que je dévorais comme si je n'espérais pas revoir de la nourriture. « Je n'en reverrai que si j en rapporte moimême à la maison », ai-je rétorqué. Ça lui a cloué le bec.
[...]
Un jour, des parents nous ont amené un jeune homme évanoui, en suppliant ma mère de le soigner. Le médecin du district l'avait déclaré perdu et remis à sa famille afin qu'il meure chez lui. Mais le père et la mère refusaient d'accepter le verdict. Ils l'ont étendu sur la table de la cuisine. Quand j'ai vu la plaie qu'il avait à la cuisse, béante, bordée de chairs calcinées, avec l'os visible au fond, je me suis enfuie de la maison. Je suis allée dans les bois et j'ai chassé toute la journée, hantée par cette vision épouvantable, qui me rappelait la mort de mon père. Le plus drôle, c'est que Prim, qui a peur de son ombre, est restée pour donner un coup de main. Ma mère dit qu'on ne devient pas guérisseur - on l'est, ou on ne l'est pas. Elles ont fait de leur mieux, mais le pauvre est mort quand même, comme l'avait prédit le médecin.
[...]
Et aussi parce que l'idée de le voir nu me met mal à l'aise. Encore une faiblesse par rapport à ma mère et à Prim. La nudité les laisse indifférentes, elles n'y voient aucune raison de se sentir gênées.
[...]
N’ayant jamais été amoureuse, je vais avoir du mal à faire semblant. Je pense à mes parents. À ces petits cadeaux que mon père ne manquait jamais de rapporter de la forêt pour ma mère. À la manière dont son visage s'illuminait quand elle entendait ses pas derrière la porte. À son désespoir lorsqu'il est mort. [...] Oh, c'est vrai, notre belle histoire d'amour. Je lui caresse la joue. Il me prend la main pour la porter à ses lèvres. Je me souviens d'avoir vu mon père faire exactement le même geste avec ma mère, et je me demande où Peeta a pris ça.
[...]
Ma mère me caresse la joue, et je ne la repousse pas comme je le ferais dans la journée, pour qu'elle ne sache pas à quel point j'aime le contact de sa main douce. À quel point elle me manque, même si je ne lui fais toujours pas confiance. Puis une voix s'élève, mais pas celle de ma mère, et je prends peur.
—Katniss. Katniss, tu m'entends ?
J'ouvre les yeux, et mon impression de sécurité s'évanouit. Je me trouve au fond d'une grotte sombre, glaciale, avec mes pieds nus qui gèlent sous la couverture, et je sens une odeur de sang.
[...]
—Peeta, dis-je d'un ton léger. Lors de l'interview, tu as prétendu être amoureux de moi depuis toujours. Ça remonte à quand, exactement ?
—Oh, laisse-moi réfléchir. Je crois que ça date du premier jour d'école. Nous avions cinq ans. Tu portais une petite robe rouge à carreaux, et tes cheveux... tu avais deux nattes au lieu d'une seule. Mon père t'a montrée du doigt pendant que nous attendions de nous mettre en rang.
—Ton père ? Pourquoi ? Il m'a dit : « Tu vois cette petite fille ? Je voulais épouser sa mère, mais elle a préféré partir avec un mineur. »
—Quoi ? Tu es en train d'inventer ! je m'exclame.
—Non, je t'assure, insiste Peeta. Et moi, j'ai dit : « Un mineur ? Pourquoi elle serait partie avec un mineur alors qu'elle pouvait t'épouser, toi ? » Et il m'a répondu : « Parce que quand il chante... même les oiseaux se taisent pour l'écouter. »
—Ça, c'est vrai. Ils le font. Enfin, ils le faisaient.
Je suis stupéfaite et étonnamment émue en imaginant le boulanger en train d'avouer ça à son fils. L'idée me traverse l'esprit que si j'ai du mal à chanter, si je rejette la musique, ce n'est peut-être pas parce que j'ai l'impression de perdre mon temps. Peut-être est-ce plutôt parce que ça me fait trop penser à mon père.
[...]
TOME 2:
La neige commence à tenir, je laisse une série d'empreintes derrière moi. Parvenue à la porte, je prends le temps de m'essuyer les pieds avant d'entrer. Ma mère a travaillé jour et nuit pour rendre la maison impeccable en prévision du tournage. Ce n'est pas le moment de salir son parquet. A peine ai-je posé le pied à l'intérieur qu'elle se précipite à ma rencontre, et me retient par le bras.
— Ne t'inquiète pas, je me déchausse, Dis-je en enlevant mes chaussures sur le paillasson.
Ma mère lâche un drôle de petit rire avant de me débarrasser de ma gibecière remplie de provisions.
— Bah, ce n'est que de la neige. Tu as fait une bonne promenade ?
— Une promenade ?
Elle sait pourtant que j'ai passé une partie de la nuit dans la forêt. C'est alors que j'aperçois l'homme debout dans l'embrasure de la porte de la cuisine. Un seul coup d'oeil à son costume fait sur mesure, à ses traits ciselés par la chirurgie, m'indique qu'il est du Capitole. Il y a un problème.
— j'ai failli me rompre le cou. C'est une vraie patinoire, dehors.
— Tu as de la visite, m'annonce ma mère.
Son visage est livide, et sa voix trahit une anxiété mal dissimulée. Je fais mine de ne rien remarquer.
— Je croyais qu'ils n'arrivaient pas avant midi ? Est-ce que Cinna est venu en avance pour m'aider à me préparer ?
— Non, Katniss, c'est… commence ma mère.
— Par ici, s'il vous plaît, mademoiselle Everdeen, l'interrompt l'homme.
Il me fait signe de le précéder dans le couloir. C'est un peu curieux de se faire commander comme ça chez soi, mais je préfère garder mes commentaires pour moi.
Au passage, j'adresse un sourire rassurant à ma mère. Ne t'inquiète pas. Probablement des instructions de dernière minute pour la Tournée.
On m'a déjà envoyé toutes sortes de documents concernant notre itinéraire, ainsi que le protocole à respecter dans chaque district. Mais tout en me dirigeant vers la porte du bureau, que je vois fermée pour la première fois, je sens mon esprit s'emballer. « Qui est là ? Que me veut-on ? Pourquoi ma mère est—elle aussi pâle ? »
— Entrez, me dit l'homme du Capitole, qui m'a suivie dans le couloir.
Je tourne la poignée en laiton et j'entre. Mes narines hument des senteurs contradictoires de rose et de sang. Un petit homme aux cheveux blancs, à l'allure vaguement familière, est penché sur un livre. Il lève un doigt, comme pour dire : « Accorde-moi une minute. » Puis il se retourne vers moi, et je me fige sur place. Je reste pétrifiée sous le regard de serpent du président Snow.
[...]
Depuis mon retour des Jeux, j'ai redoublé d'efforts pour rétablir une relation avec ma mère. En lui laissant accomplir de petites choses à ma place au lieu de repousser son aide avec colère, comme je l'ai fait pendant des années. En lui confiant tout l'argent que j'ai gagné. En lui rendant ses câlins au lieu de tout juste les supporter. J'ai compris dans l'arène que je devais cesser de la punir pour quelque chose dont elle n'était pas responsable, à savoir la dépression terrible qu'elle a connue à la mort de mon père. Parce qu'il arrive parfois que nous soyons confrontés à des situations] devant lesquelles nous restons désarmés.
Comme moi, par exemple. En ce moment même.
Par ailleurs, elle m'a rendu un fier service à notre retour j au district, à la gare. Après l'accueil de nos familles à Peeta et moi, les journalistes ont eu le droit de nous poser quelques questions. L'un d'eux a demandé à ma mère ce qu’elle pensait de mon nouvel amoureux, et elle a répondu que, bien que Peeta soit l'image même du jeune homme comme il faut, j'étais trop jeune pour avoir un petit ami. Elle a fait suivre cette réponse d'un regard appuyé en direction de Peeta. Tout le monde a ri, et la presse du lendemain a titré « IL Y EN A UN QUI VA AVOIR DES ENNUIS ! ». Peeta m'a lâché la main et s'est légèrement écarté. Ça n'a pas duré longtemps — il y avait trop de pression pour ne pas jouer le jeu — mais ça nous a fourni une excuse pour nous montrer plus réservés qu'au Capitole. Et pour continuer à vivre chacun de notre côté.
[...]
Et quand le président Snow fait taire la foule et lui lance : « Que diriez-vous d'organiser le mariage ici même, au Capitole ? », J’affiche une expression extatique de jeune écervelée prête à défaillir de bonheur. Caesar Flickerman demande au président s'il a déjà une date en tête. Oh, avant de fixer une date, je crois plus prudent de demander la permission à la mère de Katniss, répond le président. (Le public s'esclaffe. Le président m'attrape par la taille.) Peut-être qu'avec le soutien du pays tout entier, nous arriverons à la convaincre avant tes trente ans.
— Vous devrez probablement faire une nouvelle loi, Dis-je en gloussant.
— S'il le faut, m'assure le président avec un clin d'oeil complice. Vraiment, quelle joyeuse paire nous faisons tous les deux.
[...]
Il commence à neiger à gros flocons, et la visibilité se dégrade encore. Je suis les autres en trébuchant dans l'allée qui mène jusque chez moi ; je me guide à
l'oreille. La porte s'ouvre, et un rectangle de lumière dorée se découpe sur la neige. Ma mère, qui devait m'attendre — je me suis absentée toute la journée sans prévenir embrasse la scène d'un seul regard.
— Un nouveau chef des Pacificateurs..., dit Haymitch. Elle hoche la tête, comme si c'était en soi une explication suffisante. Émerveillée, comme toujours, je regarde cette femme qui m'appelle à grands cris pour tuer une araignée se transformer sous mes yeux en une personne insensible à la peur. Il en est ainsi chaque fois qu'on lui amène un malade ou un mourant... Je me dis que c'est dans ces moments la que ma mère donne la pleine mesure de son courage. On dégage promptement la table de la cuisine, on étale une nappe propre par-dessus et on y allonge Gale. Ma mère Verse de l'eau bouillante dans une bassine en ordonnant à l'uni d'aller lui chercher différentes choses dans son armoire à pharmacie : des herbes séchées, des teintures, des rinçons hermétiques. Je regarde ses mains aux longs doigts effilés émietter ceci, verser quelques gouttes de cela, au-dessus de la bassine. Tout en trempant un linge dans le liquide fumant, elle donne des instructions à Prim pour en préparer un deuxième. Ma mère jette un coup d'oeil dans ma direction.
— L'oeil n'est pas touché ?
— Non, juste enflé.
— Remets de la neige dessus, me commande-t-elle. Il est clair que je ne suis pas une priorité.
— Tu vas pouvoir le sauver ? Sans répondre, elle essore son linge et le tient en l'air un moment pour le laisser refroidir un peu.
— Ne t'inquiète pas, intervient Haymitch. Quand les flagellations étaient fréquentes, avant la nomination de Cray, c’est toujours elle qui soignait les pauvres gars. Je ne me souviens pas d'une époque antérieure à Cray, une époque où le chef des Pacificateurs avait largement recours au fouet. Ma mère devait avoir à peu près mon âge, et travailler dans l'officine de ses parents. Elle avait donc déjà des mains de guérisseuse. Doucement, très doucement, elle entreprend de nettoyer dos à vif de Gale. Je me sens inutile, au bord de la nausée. La neige qui goutte encore de mon gant forme une petite flaque par terre. Peeta m'oblige à m'asseoir et m'applique contre la joue une serviette remplie de neige fraîche. [...] Hazelle arrive, rouge et essoufflée, des flocons de neige dans les cheveux. Sans un mot, elle prend place sur un tabouret près de la table, attrape la main de Gale et la presse contre ses lèvres. Ma mère ne la voit même pas. Elle s'est retirée dans cette zone inaccessible où n'existent plus que son patient et elle, et parfois Prim. Les autres ne comptent plus. Même avec ses mains expertes, il lui faut longtemps pour nettoyer les plaies, replacer les lambeaux de peau qu'il est possible de sauver, appliquer un onguent et un bandage léger. À mesure qu'elle essuie le sang, on peut distinguer la moindre trace de coup de fouet ; chacune résonne dans mon crâne comme l'entaille qui me barre le visage, je multiplie ma propre douleur par deux, par trois, par quatre, et j'espère que Gale va rester inconscient. Bien sûr, c'est trop demander. Alors qu'on termine son bandage, il lâche un gémissement. Hazelle lui caresse les cheveux et lui glisse quelques mots à l'oreille, tandis que Prim et ma mère fouillent dans leur maigre réserve d'antidouleurs. En règle générale, ces médicaments ne sont accessibles qu'aux médecins. Difficiles à trouver, ils coûtent une fortune et sont toujours très demandés. Ma mère garde les plus efficaces pour les pires douleurs, mais quelle est la pire douleur ? À mes yeux, c'est toujours celle à laquelle j'assiste. Si cela dépendait de moi, ces antidouleurs fondraient en une journée, tant je suis incapable de voir souffrir quelqu'un, Ma mère essaie de les réserver aux mourants, afin de faciliter leur départ. Voyant Gale en train de reprendre connaissance, elle décide de lui faire boire une décoction d'herbes.
— Ça ne suffira pas, dis-je. (Tout le monde me regarde.) ca ne suffira pas, je sais ce que ça fait. Ta tisane ne calmerait même pas une migraine.
— Je rajouterai un peu de sirop de sommeil, Katniss, et ca ira. Les herbes sont surtout destinées à réduire l'inflammation..., commence ma mère avec calme.
— Donne-lui ces foutus antidouleurs ! Donne-les-lui Qui es-tu, de toute façon, pour décider de la douleur qu'il peut supporter ? Gale s'agite au son de ma voix, tente de lever le bras vers moi, du sang frais vient rougir ses bandages, et un nouveau gémissement s'échappe de ses lèvres.
— Faites-la sortir, ordonne ma mère. Haymitch et Peeta me portent littéralement hors de la pièce pendant que je braille des obscénités. Ils me couchent dans l'une de nos chambres d'amis et me maintiennent jusqu’a ce que je cesse de lutter. Je reste allongée dans le lit, à sangloter, avec de grosses larmes qui tentent de couler de mon oeil poché, et j'entends Peeta raconter à voix basse le soulèvement dans le district Huit.
[...]
Ma mère et Prim ne doivent pas savoir que j’étais dans les bois. Il me faut un alibi, aussi mince soit-il. Certaines échoppes sont encore ouvertes sur la Grand-Place. Je rentre dans la première qui se présente et j’y achète un rouleau de coton blanc pour des bandages. Nous allions en manquer de toute manière. Dans une autre, je fais l'emplette d'un ; sachet de pastilles à la menthe pour Prim. [...] Je me traîne jusqu'à la porte, prête à entrer et à m'écrouler devant le feu. Une surprise m'attend. Deux Pacificateurs, un homme et une femme, se tiennent sur le seuil de notre cuisine. La femme demeure impassible, mais je décèle une lueur de surprise dans le regard de l'homme. On ne m'attendait pas. Ils savent que je me trouvais dans les bois et que je devrais encore être prise au piège là-bas.
—Bonsoir, Dis-je d'une voix neutre. Ma mère apparaît derrière eux, en gardant ses distances.
— La voilà, juste à l'heure pour le dîner, annonce-t-elle sur un ton un peu trop enjoué. Je suis, en fait, très en retard pour le dîner.
— J'envisage d'ôter mes bottes comme à mon habitude, mais je doute de pouvoir le faire sans dévoiler mes blessures. Je me contente donc de baisser mon capuchon trempé et de secouer la neige dans mes cheveux.
— Que puis-je faire pour vous ? Dis-je en m'adressant aux Pacificateurs.
— Le chef Thread nous a chargés d'un message pour vous, déclare la femme.
— Ils t'attendent depuis des heures, ajoute ma mère. Ils sont venus constater mon absence. Confirmer que je me suis électrocutée sur le grillage, ou que je suis bloquée dans les bois, afin de pouvoir embarquer ma famille pour un interrogatoire.
— Ce doit être important, dis-je.
— Pouvons-nous savoir où vous êtes allée, mademoiselle Everdeen ? s'enquiert la femme.
— Demandez-moi plutôt où je ne suis PAS allée, Dis-je en feignant l'exaspération. Je m'avance dans la cuisine, m'appuie normalement sur mon pied même si chaque pas est une torture. Je passe entre les deux Pacificateurs et réussis à gagner la table. J'y pose ma besace avant de me tourner vers Prim, figée près de la cheminée. Haymitch et Peeta sont présents également, installé dans deux fauteuils à bascule, devant une partie d'échecs! Sont-ils là par hasard, ou ont-ils été « invités » par les Pacificateurs ? De toute façon, je suis contente de les voir.
— Très bien, où n'es-tu pas allée, alors ? Soupire Haymitch.
— Eh bien, je n'ai pas trouvé l'Homme-chèvre pour discuter avec lui de la saillie de la chèvre de Prim, parce que les indications qu'on m'a données étaient complètement farfelues! Dis-je avec un regard appuyé en direction de Prim.
— Non, pas du tout, proteste Prim. Je t'ai expliqué exactement comment y aller.
— Tu m'as dit qu'il vivait à côté de l'entrée Ouest de la mine.
— L'entrée Est, corrige Prim.
— Je me souviens très bien que tu m'as dit l'ouest, parce que ensuite j'ai demandé : « A côté du crassier ? », et tu m'as répondu : « Oui. »
— Le crassier à côté de l'entrée est, approuve Prim sans se départir de son calme.
— Jamais de la vie. Quand as-tu dit ça ?
— Hier soir, intervient Haymitch.
— Elle a parlé de l'entrée Est, confirme Peeta. (Il se tourne vers Haymitch, et tous deux éclatent de rire. Je lance un regard noir à Peeta, qui s'efforce de prendre un air contrit.) Je suis désolé, mais on en parlait encore tout à l'heure. Tu n'écoutes jamais ce qu'on te raconte.
— Encore une preuve qu'une fois de plus tu n'en as fait qu'à ta tête, ajoute Haymitch.
— La ferme, Haymitch, dis-je, reconnaissant ainsi qu'il a raison. Haymitch et Peeta sont hilares. Prim elle-même s'autorise un sourire.
— Bon ! Puisque c'est comme ça, débrouillez-vous sans moi pour faire culbuter cette stupide chèvre, je m'écrie, ce qui les fait s'esclaffer de plus belle. Et je pense : « Voilà pourquoi ils sont arrivés aussi loin, Haymitch et Peeta. Rien ne peut les ébranler. » Je jette un coup d'oeil aux Pacificateurs. L'homme sourit, mais la femme ne paraît pas convaincue.
— Qu'y a-t-il dans votre sac ? demande-t-elle d'un ton sec. Je sais qu'elle espère y trouver du gibier ou des plantes sauvages. N'importe quoi qui permette de me coincer. J'en déverse le contenu sur la table.
— Voyez vous-même.
— Oh, très bien, se réjouit ma mère en examinant LE coton. Nous commencions à manquer de bandages. Peeta s'approche et ouvre le sachet de bonbons.
— Super, des pastilles de menthe, s'exclame-t-il avant d'en jeter une dans sa bouche.
— Elles sont pour moi, je proteste en faisant mine de lui reprendre le sachet. (Il le lance à Haymitch. Celui-ci enfourne une poignée de pastilles dans sa bouche, puis passe le paquet à Prim qui le reçoit en gloussant.) Aucun de vous ne mérite de bonbons !
— Pourquoi, parce que tu t'es trompée ? (Peeta m'attrape par la taille. Mon coccyx m'arrache un petit cri de douleur. Je tâche de faire passer ça pour une protestation indignée, mais je lis dans ses yeux qu'il a deviné que je suis blessée.) D'accord, Prim t'a indiqué l'entrée Ouest. Je le reconnais. Et nous ne sommes tous qu'une bande d'idiots. Ça va, comme ça ?
— C'est mieux, dis-je, et j'accepte son baiser. (Je me tourne soudain vers les Pacificateurs, comme si je venais de me rappeler leur présence.) Vous aviez un message pour moi ?
— De la part du chef Thread, dit la femme. Il tenait à Vous informer que le grillage qui entoure le district Douze ne l'a désormais sous tension vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Ce n'était pas le cas jusqu'ici ? Je m'étonne avec une Innocence un peu forcée.
— Il a pensé que vous aimeriez le faire savoir à votre cousin, dit la femme.
— Merci. Je lui passerai le mot. Je suis sûre que nous dormirons tous plus tranquilles grâce à cette information. Je pousse le bouchon un peu loin, j'en ai conscience ; J’en éprouve néanmoins une vive satisfaction. La femme serre les dents. Rien ne s'est déroulé comme prévu, mais ses ordres s'arrêtent là. Elle me salue d'un bref hochement de tête puis s'en va, suivie de son compagnon. Dès que ma mère a tiré le verrou derrière eux, je m'affale sur la table.
— Qu'est-ce que tu as ? s'inquiète Peeta.
— Je me suis cogné le pied gauche. Le talon. Et je me suis fait mal au COCCYX, aussi. Il me soutient jusqu'à son fauteuil à bascule et m'aide à m'asseoir sur le coussin. Ma mère me retire mes bottes.
— Comment t'es-tu fait ça ?
— Oh, j'ai glissé. Sur une plaque de verglas. Quatre paires d'yeux incrédules me fixent. Mais nous savons tous que la maison est probablement truffée de micros, et qu'on ne peut pas parler librement. Pas ici, pas maintenant. Après avoir ôté ma chaussette, ma mère palpe mon talon. Je grimace.
— J'ai peur qu'il ne soit cassé, confirme-t-elle. (Elle m'inspecte l'autre pied.) Celui-ci n'a rien. Pour mon coccyx, elle annonce que je vais avoir un vilain bleu. On envoie Prim chercher mon pyjama et ma robe de chambre. Ma mère prépare de la pâte de neige, qu'elle place sur un tabouret pour que j'y trempe mon talon. [...] Ma mère me prépare une tisane à la camomille additionnée d'une cuillerée de sirop de sommeil. Mes paupières s'alourdissent aussitôt. Après qu'elle a bandé mon pied blessé, Peeta propose de me conduire jusqu'à mon lit. Au début, j'essaie de m'appuyer sur lui mais je suis si faible qu'il me soulève carrément dans ses bras pour me porter Jusqu'à l'étage.
[...]
— Cette année verra le soixante-quinzième anniversaire des Hunger Games, ce qui signifie que nous allons connaître notre troisième Expiation !
[...]
— Au cinquantième anniversaire, continue le président, afin de rappeler que pour chaque citoyen du Capitole tué deux rebelles sont morts, les districts ont dû envoyer deux fois le nombre habituel de tributs. Je m'imagine face à quarante-sept adversaires au lieu de vingt-trois. Plus de risques, moins d'espoir de survie, et le double de morts à l'arrivée. C'est l'année où Haymitch a gagné…
— Une de mes amies a été tirée au sort cette année-là, nous confie ma mère d'une voix douce. Maysilee Donner. Ses parents tenaient la confiserie. Ils m'ont donné son canari, après. Prim et moi échangeons un regard. C'est la première fois que nous entendons parler de Maysilee Donner. Peut-être notre mère savait elle que nous aurions demandé comment elle était morte.
— Aujourd'hui, nous nous préparons à tenir notre troisième édition d'Expiation, déclare le président. Le petit garçon en costume blanc s'avance et lui présente le coffret. Snow soulève le couvercle, découvrant une rangée d'enveloppes jaunies. Ceux qui ont inventé ce système d'Expiations ont prévu plusieurs siècles de Hunger Games. Le président prélève une enveloppe frappée du chiffre 75, passe le pouce sous le rabat et en sort un petit carton imprimé. Sans la moindre hésitation, il lit à voix haute :
— Au soixante-quinzième anniversaire, afin de rappeler aux rebelles que même les plus forts d'entre eux ne sauraient l'emporter sur le Capitole, les tributs mâles et femelles de chaque district seront moissonnés parmi les vainqueurs survivants. Ma mère pousse un petit cri. Prim s'enfouit le visage entre les mains. À l'instar du public à l'écran, je suis plutôt décontenancée. Comment ça, les vainqueurs survivants ? Et puis, je comprends ce que ça veut dire. Pour moi, en tout cas. Il n'y a que trois vainqueurs encore en vie dans le district Douze. Deux hommes. Une seule femme… On me renvoie dans l'arène.[...]
Ma mère vient s'asseoir au bord du lit et Prim se faufile à côté de moi. Elles me serrent dans leurs bras et me murmurent des paroles apaisantes jusqu'à ce que l'épuisement tarisse mes larmes. Après quoi, Prim va chercher une serviette et entreprend de sécher et de démêler mes cheveux, tandis que ma mère me donne un peu de thé et de pain grillé. Elles me font enfiler un pyjama bien chaud, me rajoutent un édredon et me laissent me rendormir.
[...]
TOME 3:
C'est Gale qui a songé au Pré, l'un des rares endroits où l'on ne trouvait pas de vieilles bicoques en bois incrustées de poussière de charbon. Il y a réuni tous ceux qui ont bien voulu le suivre, y compris ma mère et Prim. Ils ont abattu la palissade - faute de courant, ce n'était plus qu'un vulgaire grillage inoffensif - et se sont enfoncés dans la forêt. Gale les a conduits au premier endroit qui lui est venu à l'esprit : le lac où m'emmenait mon père quand j'étais petite. De là, ils ont pu voir les flammes engloutir tout ce qui avait constitué leur vie. À l'aube, les bombardiers étaient partis, les incendies s'éteignaient et les derniers retardataires s'étaient ralliés au groupe. Ma mère et Prim avaient installé une zone médicale pour y accueillir les blessés et tentaient de les soigner de leur mieux avec ce qu'elles pouvaient trouver dans les bois. Gale avait deux arcs et deux carquois, un couteau de chasse, un filet de pêche et plus de huit cents personnes terrorisées à nourrir. Grâce à l'aide des plus valides, il a réussi à se débrouiller pendant trois jours. Après quoi les hovercrafts sont arrivés sans crier gare pour les évacuer dans le district Treize où les attendaient des compartiments blancs et propres, des vêtements en abondance et trois repas par jour.
[...]
À l'hôpital je retrouve ma mère, la seule personne à qui je puisse confier ces malheureux. Il lui faut une minute pour les reconnaître, dans l'état où ils sont, et elle affiche alors une expression consternée. Non pas du fait de voir des personnes maltraitées de cette manière, elle en recevait tous les jours au district Douze, mais parce qu'elle réalise que ce genre de choses se déroule dans le Treize également. Ma mère a trouvé sa place à l'hôpital, même si on la considère davantage comme une infirmière que comme un médecin, et cela malgré une vie entière consacrée à soigner. En tout cas, personne ne s'oppose à ce qu'elle conduise le trio dans une salle de consultation afin d'examiner leurs blessures. Je m'installe sur un banc dans le couloir pour y attendre son verdict. Elle saura lire dans les corps tout ce qu'on leur a infligé.
[...]
Viendras-tu, oh, viendras-tu
Me retrouver au grand arbre
Porter un long collier de chanvre à mes côtés.
Des choses étranges s’y sont vues
Et moi, j’aurais tant aimé
Te revoir à minuit à l’arbre du pendu.
Les oiseaux attendent la suite. Mais c’est tout. La chanson est finie. Dans le silence qui s’éternise, je me rappelle la scène. J’étais chez moi après avoir passé la journée dans les bois en compagnie de mon père. Assise par terre avec Prim, qui n’était encore qu’un bébé. Je chantais L’Arbre du pendu. Je nous avais fabriqué des colliers avec deux bouts de corde, comme dans la chanson. Je ne comprenais pas grand-chose aux paroles mais la mélodie était facile à retenir et, à cette époque, je pouvais mémoriser n’importe quel air au bout d’une ou deux fois seulement. Ma mère a surgi telle une furie, nous a arraché nos colliers et s’est mise à crier sur mon père. J’ai commencé à pleurer, parce que ma mère ne criait jamais. Et puis Prim s’est mise à hurler à son tour et je me suis enfuie de la maison. Comme je ne connaissais qu’une seule cachette — dans le Pré, sous un buisson de chèvrefeuille -, mon père m’a retrouvée immédiatement. Il m’a calmée, m’a assuré que tout allait bien, mais qu’il valait mieux ne plus chanter cette chanson. Ma mère aurait voulu que je l’oublie. Alors, bien sûr, chaque mot s’est retrouvé irrévocablement gravé dans ma mémoire. [...] J’imagine que ma mère devait trouver cette chanson trop sinistre pour une gamine de sept ans. Surtout une gamine qui se fabrique des colliers de corde. Ce n’est pas comme si la pendaison ne se produisait que dans les histoires. Nous avions beaucoup d’exécutions de ce genre dans le Douze. Je suppose qu’elle ne tenait pas à me voir chanter ça devant ma classe. Ni même devant Pollux.
[...]
C’est alors que frappe la première bombe. D’abord l’impact, puis une explosion qui résonne tout au fond de moi jusque dans mes entrailles, mes os, mes dents. « On va tous mourir », me dis-je. Je lève les yeux, en m’attendant à voir des fissures géantes courir sur la voûte et faire pleuvoir sur nous de gros blocs de pierre, mais le bunker lui-même frémit à peine. Les lumières s’éteignent, et je me retrouve soudain plongée dans le noir total. Des sons humains inarticulés - petits cris involontaires, halètements, sanglots des bébés, un rire démentiel étrangement musical - traversent I atmosphère électrique. Puis on entend le bourdonnement d'un générateur qui se met en marche, et une lueur vacillante remplace l’éclairage cru qui constitue la norme dans le Treize. Ça se rapproche davantage de ce que nous avions dans le Douze, les soirs d’hiver, quand nous nous éclairions à la bougie et au feu de cheminée. Je cherche Prim à tâtons dans le noir, je referme ma main sur sa jambe et je me tire jusqu’à elle. Elle berce Buttercup en lui murmurant calmement :
— C’est rien, mon beau, tout va bien. On ne risque rien ici.
Ma mère nous prend toutes les deux dans ses bras. Je m'autorise à redevenir brièvement une enfant et je pose ma tête contre son épaule.
[...]
Le matin de notre départ, je passe dire au revoir à ma mère et à ma soeur. Je ne leur ai pas avoué à quel point les défenses du Capitole ressemblaient aux pièges de l’arène. Elles se font suffisamment de souci comme ça. Ma mère me serre un long moment dans ses bras. Je sens des larmes sur ses joues, une faiblesse qu’elle avait réussi à dominer lors de mes deux départs pour les Jeux.
— Ne t’inquiète pas. C’est sans danger. Je ne suis même pas une vraie soldate, lui dis-je. Juste une marionnette dans le spectacle de Plutarch. Prim me raccompagne jusqu’à la porte de l’hôpital.
— Comment te sens-tu ?
— Mieux, sachant que vous êtes hors d’atteinte de Snow, lui dis-je. — La prochaine fois qu’on se verra, nous n’aurons plus rien à craindre de lui, m’assure-t-elle fermement. (Puis elle se jette à mon cou.) Sois prudente.
[...]
Après la mort de Prim: A propos de ma famille : ma mère noie son chagrin dans le travail.
[...]
— On vous a chargé de veiller sur moi, pas vrai ? En tant qu’ancien mentor ? (Il hausse les épaules. Je réalise alors ce que ça veut dire.) Ma mère ne reviendra pas.
— Non, me confirme-t-il. Il sort une enveloppe de son veston et me la tend. J’examine l’écriture délicate aux lettres parfaitement formées.
— Elle participe à l’implantation d’un nouvel hôpital dans le district Quatre. Elle a demandé que tu l’appelles dès notre arrivée, continue Haymitch pendant que je suis du doigt la courbure des lettres. Tu sais pourquoi elle ne peut pas revenir. Oui, je le sais. Parce qu’entre mon père, Prim et les cendres, l’endroit serait trop pénible pour elle. Mais pas pour moi, visiblement.